vendredi 17 avril 2015

Le Vélo de René Fallet


Dimanche c'est le brevet de 300 au départ de Clermont qui est au programme. Comme lors du 200 de Bellerive, nous allons passer à Jaligny-sur-Besbre, la patrie de René Fallet. L'occasion de livrer ici un chapitre de son livre Le vélo :

Je me suis toujours passionnément intéressé au vélo. Après la guerre, en banlieue parisienne, il était le sport-roi et, le train mis à part, l'unique moyen de locomotion.
Mon « vélo » d'alors méritait ses guillemets : il avait des pneus, pas de boyaux hélas, et ne disposait que de trois vitesses. Je l'avais acheté à un Arabe, aux Puces de Clignancourt. Six mille anciens francs, la moitié de ma paie, et ce fut, ce vélo hybride, l'un des très grands jours de ma jeunesse. Un premier baiser, presque...
Nous organisions des « courses », entre copains, tout autour des écoles Berthelot, à Villeneuve-Saint-Georges, et, d'emblée, je m'aperçus que je n'avais pas la classe – même aussi près des écoles ! –, que je n'aurais jamais ni « la frite », ni « le coup de savate », bref que jamais je ne serais Vietto, mon idole.
Cruellement déçu, je reportais mes espoirs cyclistes sur mon frère Claude surnommé « Tarin » en hommage à la robuste constitution de ses narines.
Comme il nous battait tous, nous « plantait » dans les bosses et nous réglait au sprint les doigts dans son vaste nez, nous en avions conclu en toute modestie qu'il avait à coup sûr l'étoffe d'un champion. Il ne demandait qu'à nous croire et prit sa licence à la F.S.G.T.
Vint le jour de sa première course de « corpos », une « 3 et 4 ». Lire "troisième et quatrième catégorie", mais catégorie se prononce plus simplement « caté », cela va de soi.
Toute la semaine, nous avions entraîné, bichonné, massé, couvé notre crack. L'avions « conditionné psychologiquement ». Empêché ce piton conséquent de plonger sans mesure dans ce qu'il affectionnait déjà, « tutu », « jaja », picrate ou pichtegorne. C'était là ses amphétamines, à notre « cador » du circuit Berthelot.
A l'époque – 1947-1948 – les « 3 et 4 » réunissaient au départ, sur la place de la gare de Villeneuve-Saint-Georges, des monstrueux pelotons de trois à quatre cents concurrent. Tarin mon aîné était là-dedans, par définition, comme dans un plat de lentilles.
Accompagné par tous mes potes de la « Banlieue Sud-Est », Bébert Delatouche, Cous, Alix, etc., je m’étais posté à l’endroit stratégique, dans un virage de la côte de Beauregard, bien connue de tous les coureurs parisiens, « P’tit Louis » Caput en tête. L’arrivée était jugée au sommet, devant le cimetière. Les « morts » n’avaient pas grand chemin à parcourir, une fois la ligne franchie.
Nous béions tous d’optimisme, en attendant un dénouement qui ne pouvait être que triomphal pour « notre » coureur. Dans Beauregard, pensez, qu’il connaissait mieux que son verre, notre régional allait « voltiger », s’envoler, donner un récital, un festival !
Des hurlements nous prévinrent que les premiers étaient en vue. Nous envahîmes la chaussée pour acclamer Tarin. Les échappées nous apparurent… sans Tarin. Nous nous regardâmes, atterrés.
– il a dû crever…, fis-je.
– C’est sûr ! Manque de pot ! se lamentèrent les autres.
Un second groupe survint. Puis un troisième.
Toujours pas de Tarin.
– Il a dû aller à la gamelle, fis-je encore. Notre caïd s’était trouvé dans une chute collective…
Deux cents coureurs au moins étaient passés, et vingt minutes avec. Nous n’espérions plus en Tarin, qui avait dû abandonner, roue en huit, cadre brisé, omoplate fracturée, etc., lorsque nous le vîmes enfin. Lui, ou plutôt son spectre !
Mon frère, ce héros déchu, grimpait son échelle de meunier, son calvaire, en compagnie d’autres attardés, d’autres lamentables, d’autres « Charlots ».
Pétrifiés, nous considérâmes, sans même oser l’encourager, cet être exsangue aux yeux de hareng saur, ce petit vieux ridé qui se dirigeait d’une pédale tremblotante vers l’asile de vieillards tout proche afin d’y terminer ses jours d’égrotant.
Nous comprîmes alors, nous qui aurions dû nous trouver un bon quart d’heure encore derrière notre « vedette », ce qu’était le vélo de compétition.
Nous nous contentâmes depuis, Tarin le premier – pour une fois ! – de lire les comptes rendus des courses dans L’Équipe.
Avant d’approcher Chany et de devenir son ami, j’ai lu tous ses « papiers » pendant vingt ans ou presque. Cela représente, sur vingt Tours de France, autant de Paris-Roubaix, de Bordeaux-Paris, etc., une certaine masse de lecture. En moins aride, quelques annuaires du téléphone !
Quand enfin, j’ai serré la main de Pierrot, bu un verre avec lui, j’ai pu lui dire sans mentir que j’avais infiniment moins lu de Proust ou de Balzac que de Chany, qu’il avait été largement – et est toujours – mon Hugo, mon Zola du vélo.
Je le traitai de chantre, il remit sa tournée et depuis, côte à côte, nous avons souvent entendu de conserve, dans la boîte des voitures suiveuses, le concert des klaxons, la musiquette des boyaux sur la grand-route, la plus grande de toutes étant celle du Tour, ce Tour auquel il vient de consacrer un maître ouvrage intitulé judicieusement Le Tour de France.
Et c’est ainsi que, de tournée en tournée face à ce trop cher zigoto, je fis connaissance de la plus belle, que je me retrouvai ébloui sur le Tour de 1967, dans la bagnole rouge de L’Équipe, Blondin à ma gauche, Chany devant et, tout autour de moi, la fête. L’aventure. Le merveilleux voyage des Nils Holgersson pédalants. Le monde. Le monde fabuleux du vélo.

René Fallet, Le Vélo, éd. Denoël, 1992 (réédition augmentée en 2013).

4 commentaires:

  1. Merci pour cet extrait. A le lire, j'ai envie d'acheter le livre pour découvrir le reste. J'irai dès la semaine prochaine compléter ma bibliothèque. Et bon courage pour le brevet de demain.
    Sportivement,
    Guillaume.

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    1. Merci pour le commentaire et les encouragements !
      Un très bon livre dont je conseille à tous la lecture.

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  2. Il y a comme cela des livres indispensables, mais sans prétention. Pour tous ceux qui aiment le vélo mais ne se prennent pas au sérieux ! C'est mon livre de chevet et Fallet est un très grand écrivain, aujourd'hui, hélas un peu oublié.

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    1. C'est aussi grâce à toi et à ton blog que j'ai découvert ce livre !

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