dimanche 1 juin 2014

Petite Philosophie du vélo

Conatus / énergie / effort

Conatus fait partie des mots qui sont comme un premier col avant qu'on l'ait gravi. S'il est préférable de ne pas le prendre à la légère, il ne s'agit pas non plus de se laisser impressionner. On dira simplement qu'il est la puissance de vivre, voire d'exister. En latin, il renvoie à l'effort, la poussée, la tendance, la tension. Le latin ne dit pas les pédales, Spinoza non plus, mais il définit le conatus comme l'effort d'un être pour persévérer dans son être.
Le verbe persévérer un mot-clef. La persévérance est l'action de persister et le résultat de cette action, comme on loue la persévérance des arbres. Elle est aussi une qualité qui nous définit, qui nous a dotés d'une certaine ténacité, qui fait de nous des opiniâtres. Elle ne requiert pas nécessairement de la patience (je connais des opiniâtres impatients), mais un esprit de suite qui permet d'aller contre vents et marées, de tenir bon, avec sans doute quelque chose de sévère, mais régulier et résolu.
Ce conatus est une espèce d'énergie. Mais, depuis Aristote, on opère la distinction entre énergie en puissance (avant de partir) et énergie en acte ( une fois parti), entre energeia et dunamis, cette double force qui a conduit Alexandre le Grand, le meilleur élève d'Aristote, jusqu'à l'Indus, et qui nous tient en éveil pour chacune de nos brèves anabases.
Par ailleurs, chacun sait que l'énergie cinétique se donne sous la forme mathématique E = mc², ce qui se perçoit plus ou moins bien à bicyclette mais ne nous fait pas avancer plus vite. Plus concrètement, nul ne peut se dispenser de prodiguer des efforts, de pousser sur les pédales, d'exercer une force qui tient à la fois de ma volonté et de mon instinct, de prendre une attitude qui me révèle à moi-même, et un jour, pourquoi pas, aboutir à ce qui , à force, se fait sans effort.
Le conatus n'est-il pas encore le mobile initial, le motif, ce qui nous met en mouvement, notre petit moteur personnel depuis la nuit des temps, ce que les philosophes nommaient jadis la cause première et où il plaçaient Dieu. Mais il faut l'alimenter. Pas de sucre, pas d'essence, pas de moteur. Je ne risque pas d'oublier ma première ascension du Grand-Saint-Bernard, mon premier vélo noir parce que l'on venait de me voler mon vélo rose framboise, un vélo noir venu de chez Spinoza, une ascension lamentable, une heure entière pour les six derniers kilomètres, à quémander des morceaux de sucre auprès des touristes qui pique-niquaient sur des prairies émaillées de pâquerettes. Quant au mouvement, tout un chacun saisit qu'il est le principe même de notre devenir.
Bernard Chambaz, Petite Philosophie du vélo, Flammarion 2014

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