dimanche 11 mai 2014

Les piétons écraseurs



L’opinion publique s’est émue, à l’occasion de la course d’automobiles Paris-Berlin, de l’incident suivant : dans une des villes neutralisées, un enfant de dix ans a voulu traverser devant l’un des véhicules qui roulait à l’allure très modérée de douze kilomètres à l’heure, et a été tué sur le coup. 
C’est là, à notre avis, une chose excellente, pour des raisons que nous allons exposer. Les touristes à bicyclette ou à bicycle, en l’an 1888 ou 1889, étaient insultés en langue aboyée, mordus et incités à choir, jusqu’à ce que les chiens, ainsi qu’on le constate aujourd’hui, eussent pris l’habitude de se ranger, comme d’une voiture, du nouvel appareil locomoteur. L’éducation canine parachevée, les cravaches et autres engins de défense du cycliste en ces temps reculés ont pu aller rejoindre les démonte-pneus de l’âge de pierre. 
L’être humain adulte en est venu, quoique plus lentement que son compagnon quadrupède, à laisser le passage libre aux véhicules rapides. L’homme à pied ne grouille plus par bancs sur les trottoirs cyclables, par contre l’ours y est assez commun, au voisinage des roulottes de nomades, et nous y rencontrâmes un jour, au mépris des règlements, jusqu’à un cheval surmonté d’un officier français. 
L’être humain en bas âge, l’enfant, puisqu’il faut l’appeler par son nom, s’exerce au courage des guerres futures en traversant, par bravade, les routes devant les cycles et les automobiles. 
Notons qu’à l’exemple de certaine peuplade sauvage, qui manifeste sa valeur en montrant son derrière à l’ennemi, mais chez qui une telle témérité n’est point d’usage trop près de l’ennemi, l’enfant ne s’amuse à courir ce péril que quand le péril est encore éloigné, c’est-à-dire quand le véhicule n’arrive pas très vite. 
L’accident de Paris-Berlin s’est produit logiquement, par suite de l’absurde idée de « neutraliser » les villes. Il est même extraordinaire qu’un seul enfant, et pas dix mille personnes ayant atteint depuis longtemps ce qu’on est convenu de dire l’âge de raison, n’aient point gambadé devant les coureurs qui leur donnaient le temps de le faire. En revanche, on remarquera qu’aucune collision n’a eu lieu sur la route, parcourue à près de cent kilomètres à l’heure.
Ajoutons, pour justifier notre titre, que le piéton court moins de risques que le cycliste ou le chauffeur ; il s’expose à une simple chute de sa hauteur et non à une projection hors d’un appareil de vitesse, ni au bris de cet appareil précieux ; donc, jusqu’au jour où cette folie n’aura point cessé, de laisser circuler des gens à pied, non munis d’autorisation préalable, de plaque indicatrice, frein, grelot, trompe et lanterne, nous aurons à vaincre ce danger public : le piéton écraseur.

Alfred Jarry, « Les piétons écraseurs »
(La Revue blanche, 15 juillet 1901, pp. 466-467)

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